Un peu plus d’une année après l’installation du gouvernement, l’Algérie trouve du mal à reprendre son souffle, à relancer son économie et à imprimer une gouvernance capable, au moins, de redonner espoir aux Algériens. Certains expliquent la crise par la pandémie de Covid-19. Etes-vous de cet avis ?
Pour redonner du souffle et de l’optimisme à l’Algérie, il aurait fallu qu’au lendemain de l’élection présidentielle, on entende d’abord un discoursde rupture qui soit axé sur le recouvrement de la confiance par les gouvernants vis-à-vis des citoyens à travers des initiatives réelles.
La dissolution des institutions électives, telles que les deux Assemblées, les APW, les APC par exemple, aurait été un signal très fort sur le respect de la volonté populaire.
La corruption, qui était devenue de facto une fonction politique, a non seulement favorisé la prédation des ressources financières du pays mais a surtout dépravé la société, terni l’image et la crédibilité de toutes les institutions, et empêché l’essor de l’économie productive. Elle aurait mérité une « véritable guerre » contre ses protagonistes car, plus dangereusement que les ennemis extérieurs, elle est la plus plausible menace contre la sécurité du pays.
Sans confiance, il n’est nulle possibilité de doter le pays d’un capital social fort, seul à même de transcender les difficultés systémiques qui ôtent au pays ses leviers d’action.
De même, il était d’une extrême urgence de définir un cap ambitieux qui transforme profondément et graduellement les piliers de l’Etat, galvanise une diplomatie timide, crédibilise une justice critiquée, revitalise l’enseignement, et une stratégie de développement fondée sur l’innovation, qui tienne compte de l’imbrication des synergies de tous les secteurs.
Une telle approche aurait naturellement attiré une élite algérienne experte et expérimentée.
En fait, rien de tout cela n’a eu lieu.
L’Algérie, orpheline depuis des décennies d’un véritable leadership politique et économique, prolonge l’inertie de l’ère Bouteflika à travers un système incapable de se transformer et de s’adapter aux forces du changement du XXIe siècle, dont le peuple s’est fait l’écho pertinent lors de ses marches.
Je pense qu’à vouloir à tout prix maintenir le système politique tel qu’il est depuis ces 20 dernières années, en dépit du manque de confiance du peuple envers ses institutions et ses dirigeants, en dépit des incertitudes géopolitiques jusqu’à nos frontières, le risque est grand que ce système anachronique dans ses mécanismes de régulation actuels, fasse imploser l’Etat lui-même.
Quant à la Covid-19, elle a bien sûr engendré une crise économique qui a paralysé presque tous les secteurs productifs, partout dans le monde. Mais pour notre pays, elle n’a pas été la cause mais le révélateur des incapacités de nos gouvernements successifs depuis deux décennies à penser pro activement la sécurité sanitaire de la population face à des épidémies, somme toute récurrentes.
Dans ce contexte, des infrastructures internet performantes (l’Algérie est classée en bas du tableau, 107e/134, du Network Readiness Index dédié à l’économie numérique) auraient permis de promouvoir à grande échelle le télétravail et amortir les effets du confinement.
Seul point positif à relever, le travail du comité scientifique à l’origine de la fermeture de nos frontières et du couvre-feu qui ont évité à notre pays une hécatombe sanitaire et économique.
– Il y a une sorte de climat général caractérisé par une insoutenable inertie qui empêche la remise du pays sur les rails. Les instruments mis en place par les autorités politiques ne donnent pas de résultat. Comment expliquez-vous cette situation d’un pays qui n’arrête pas de tourner en rond ?
Diriger le développement d’un pays dont les attributs sont sophistiqués, comme ceux de l’Algérie, savoir exploiter son potentiel humain, ses atouts naturels, son capital social, sa sociabilité spontanée et en faire un acteur d’influence politique, économique et culturel ne s’improvise pas.
Il n’y a ni recette ni instruments «prêts à l’emploi» pour cela. Autrement, cela se saurait.
Ne nous trompons pas d’époque. Nous sommes dans un monde où la dépendance mutuelle de l’économie et du politique ne se limite plus à la « démocratisation » des Etats et de leurs corps intermédiaires, à la libéralisation des économies, aux privatisations sauvages. Notre époque est celle des ruptures brutales des équilibres géopolitiques, des alliances volatiles, des guerres commerciales ouvertes, des manipulations cognitives.
Notre époque est celle d’un monde digital et darwinien où les innovations technologiques récurrentes bouleversent continûment les paradigmes sociétaux. Nous vivons désormais dans un monde qui nous impose de savoir gérer et intégrer les incertitudes, les ambiguïtés et les risques dans nos grandes décisions pour survivre.
Un monde sophistiqué et impitoyablement compétitif, qui a changé les normes de la puissance et de la prospérité, mais que les nouvelles générations d’Algériens, éduqués, avides de connaissances et à l’esprit «samouraï» sont capables d’en être les architectes, pour peu que leur environnement politique et social soit en résonance avec les exigences de leur époque.
L’Algérie d’aujourd’hui est loin d’être en phase avec cela. Elle tourne effectivement en rond, car en 2021, à part de vains changements cosmétiques, les Algériens savent qu’aussi bien dans la forme que dans le fond, ce sont les mêmes improvisations, les mêmes incohérences qui minent le développement du pays.
Le pays a pourtant les moyens de se réinventer. Les prérequis à la réussite ne sont pas des «instruments» disparates, décorrélés les uns des autres. Comme par le passé, ils s’inscrivent dans le même algorithme que celui du fameux «nouveau modèle économique» censé faire de l’Algérie une économie diversifiée et compétitive, ou de l’emprunt obligataire national lancé en grande pompe pour financer des projets, mais qui n’aurait servi qu’à financer le déficit du Trésor.
Je pense qu’une transformation sérieuse et soutenable requiert comme prérequis de rétablir la confiance, d’assainir nos institutions de ses maux les plus dangereux, comme la corruption et la bureaucratie paralysante, et de mobiliser le capital social.
Le choix d’une autorité de compétence au patriotisme désintéressé, à l’éthique irréprochable servira de prémisse à l’instauration de cette confiance.
Elle seule pourra définir une vision claire et cohérente pour le pays en tenant compte de la singularité culturelle de la société algérienne, et saura surtout comment diriger la complexité des projets politiques, économiques, sociaux et culturels à travers un tableau de bord dont les paramètres permettront de prendre, en temps voulu, les bonnes décisions. C’est en cela que se reconnaîtra le peuple et qu’émergeront les leaders qui écriront et façonneront l’histoire et le destin de leur pays, et deviendront une source d’inspiration et d’adhésion du peuple à son gouvernement et à ses institutions.
C’est à cette condition que le pays finira de tourner autour du temps, sacrifiant les rêves de plusieurs générations, pour aller de l’avant et construire son destin.
– Les équilibres macroéconomiques sont sérieusement atteints. Les réserves de change seront totalement siphonnées dans deux ans. Si les revenus provenant du pétrole ne s’améliorent pas rapidement, on risque d’être complètement aspirés par la spirale de la crise économique. Pensez-vous que le pays possède encore une marge de manœuvre pour en sortir ?
La plupart des indicateurs macroéconomiques, hormis notre endettement extérieur et nos réserves de change, ont presque toujours été au rouge, y compris le déficit budgétaire, lorsque le pétrole était à 140 dollars le baril. La liste des points noirs est longue.
Les réserves de change, l’oxygène qui permet au pays de respirer, sont passées de 65 milliards de dollars à fin 2019 à 45 milliards à fin 2020. Nous régressons aussi dans tous les classements et en particulier celui du Doing Business de la Banque mondiale.
Autrement dit, du point de vue opérationnel (et en employant un ton familier), nous ne savons pas gérer notre argent.
Or, la politique macroéconomique, tant budgétaire que monétaire, les institutions dans leurs rôles de catalyseurs et notre perception par les grands organismes internationaux sont les principaux déterminants à long terme de la croissance.
Bien entendu, nous restons toujours tributaires du prix du pétrole. Sonatrach et Sonelgaz auraient pu créer au sein de la chaîne de valeur de la pétrochimie et des énergies renouvelables de nouveaux relais de croissance associant ingénierie, recherche et développement.
Les énergies fossiles ne captent plus l’essentiel des investissements. Près de 30% en 2020 ont été alloués aux énergies renouvelables sous toutes leurs formes, et à l’horizon 2050, la plupart des moyens de transport seront électriques. Faut-il se contenter d’ausculter chaque jour l’évolution du prix du baril, de spéculer sur les promesses d’interdiction du pétrole et du gaz de schiste du candidat Joe Biden.
Il n’est pas trop tard pour réagir.
Le numérique a envahi nombre de secteurs. Les big data, la blockchain, l’IoT et le cloud transforment presque tous les secteurs, y compris ceux de l’énergie. De grandes entreprises comme Sonelgaz et Sonatrach, pour ne citer que celles-là, servant de «business angels» et d’accélérateurs à de jeunes entreprises innovantes, nouvellement créées ou rachetées, localement ou à l’étranger, constituent le tissu dont a besoin le pays pour édifier une économie diversifiée et compétitive, stopper la fuite des cerveaux et s’approprier une nouvelle culture d’entreprise.
Cet écosystème d’entreprises publiques-privées régulé par un Etat stratège tient de la communauté et de l’individualisme. Il intègre dans une même logique la culture de solidarité des Algériens et leur esprit d’entreprise.
Je dis cela pour affirmer mon optimisme quant à la recherche de solutions créatives pour sortir de l’impasse dans laquelle commencent à se trouver l’économie algérienne et la souveraineté du pays.
Recourir à la vente des bijoux du pays, c’est-à-dire en privatisant nos grandes entreprises par l’ouverture de leur capital alors que nous avons prouvé notre incompétence à préserver ou à faire évoluer notre patrimoine industriel des années 1970, est une fuite en avant qui relève de l’irresponsabilité.
Une ouverture de capital des entreprises publiques est possible lorsqu’un pays maîtrise tous les ressorts des stratégies d’investissement (y compris dans leurs aspects juridiques) et l’argent frais qui en résulte est utilisé à des fins stratégiques et non à acheter la paix sociale ou à payer les salaires.
En l’espace de deux années, les réserves de change sont passées de 65 milliards à 45 milliards de dollars. A ce rythme, en 2022, nous serons obligés d’emprunter.
Etait-il plus perspicace d’emprunter il y a quelques années à des taux négatifs, en étant en position de force grâce à des réserves importantes, ou attendre que ces réserves s’amenuisent et que notre économie ne produise plus rien ? La réponse va de soi.
– La mauvaise gouvernance avait conduit le pays dans une véritable impasse. Elle avait constitué et posé un véritable problème pour la sécurité nationale avec la crise du 5e mandat de Bouteflika. Comment le pays pourra-t-il survivre à un tel héritage ?
Pour ma part, je pense sincèrement qu’il faut être lucide et ne plus s’attarder sur cet aspect. Des fautes graves ont été commises certes. Laissons la justice les juger en toute sérénité. Ne faisons pas de cet accident de l’histoire contemporaine de l’Algérie une série à épisodes qui nous empêche de se concentrer sur l’avenir.
Autrement, dans deux générations, on prétextera encore que c’est la faute à Bouteflika si l’Algérie se trouve, à Dieu ne plaise, hors de l’histoire.
Les problèmes à résoudre sont tellement plus importants, voire plus exaltants.
Ils nécessitent de mobiliser notre intelligence, notre courage à oser changer pour le meilleur, notre savoir-faire dans un système de gouvernance repensé, transparent, basé sur l’éthique, la méritocratie, et la volonté de faire de ce pays un astre illuminant la Méditerranée et l’Afrique.