Changement de 180° dans la politique économique de Kaïs Saïed. Après avoir longtemps vendu son idée de nouveaux moyens pour résoudre les problèmes économiques, assurant qu’il suffisait de récupérer l’argent dérobé par les corrompus pour renflouer les caisses, le voilà acculé à se diriger vers le Fonds monétaire international (FMI) pour quémander de quoi boucler le budget de l’Etat. Est-ce une bonne solution pour les Tunisiens ? Rien n’est moins sûr.
Dans les pays développés, la forme a autant d’importance que le fond. Et en matière de forme, Kaïs Saïed ne s’y connait pas du tout.
Lundi 29 novembre, le président de la République préside une réunion pour le suivi de la situation économique et financière dans le pays en présence de la cheffe du gouvernement, Najla Bouden, de la ministre des Finances Sihem Nemsia, du ministre de l’Économie et de la Planification, Samir Saïed, du gouverneur de la Banque centrale, Marouen Abassi, de la secrétaire d’État auprès du ministre des Affaires étrangères, de l’Immigration et des Tunisiens de l’étranger, chargée de la coopération internationale, Aida Hamdi et de sa cheffe de cabinet Nadya Akacha.
A sa droite, on trouve la cheffe du gouvernement, puis la ministre des Finances et, en troisième position, le gouverneur de la Banque centrale de Tunisie. A sa gauche, sa cheffe de cabinet, puis le ministre de l’Économie. Protocolairement, le gouverneur de la BCT aurait dû être assis au premier rang à sa gauche. Quant à sa cheffe de cabinet, dont la présence à cette réunion n’a aucun sens, elle aurait dû être au bout de la table.
Le président de la République ne fait peut-être pas attention à ce genre de détails protocolaires, mais ceux-ci ont une grande importance chez les bailleurs de fonds internationaux et les partenaires étrangers, car ils donnent une idée sur le poids de chacun aux yeux des gouvernants. Le président de la République a beau mépriser le gouverneur de la BCT, en le reléguant au troisième rang, il demeure un acteur de premier rang aux yeux du FMI que le président cherche à solliciter.
Toujours dans la forme, le président et son gouvernement saisissent le FMI sans avoir consulté le Parlement, ni les partenaires sociaux (UGTT, Utica, Conect…), ni les médias, ni la société civile. Or, la souscription d’un crédit engageant le pays et les générations futures, doit obligatoirement, aux yeux du FMI, passer par une assemblée. C’est elle qui, au nom du peuple, engage le pays à obtenir et l’engage à le rembourser ensuite. Le président de la République a été élu sur la base d’une constitution pour avoir des prérogatives bien déterminées. Or les prérogatives données par la constitution tunisienne ne lui permettent pas d’obtenir des crédits. Le peuple ne l’a pas mandaté pour cela.
En interne, Kaïs Saïed peut dire que ce qu’il fait est légal, qu’il n’a pas violé la constitution et que son décret du 22 septembre 2021 est supérieur à la constitution et aux lois. A l’étranger, et notamment auprès des bailleurs de fonds internationaux, cela ne marche pas.
Dernier problème de forme, qui ne pèse pas grand-chose mais qui influence cependant les bailleurs de fonds internationaux, Kaïs Saïed se moquait ouvertement des instances internationales et des agences de notations qu’il qualifiait du sobriquet « ommek sannefa » (nom d’un livre de recettes de cuisines). Il s’élevait contre ces agences qui notent les pays, en criant sur tous les toits, que la Tunisie est indépendante et souveraine. Il voulait carrément faire changer les critères d’attribution des notations souveraines. C’était il y a moins de deux mois, le 7 octobre dernier. Juste après la déclaration présidentielle, et jusqu’à la semaine dernière, les fans de Kaïs Saïed pavoisaient sur les réseaux sociaux pour injurier les instances internationales rapaces, le FMI et les Etats-Unis qui ont éliminé la Tunisie du Sommet pour la démocratie. Si la Tunisie était indépendante et souveraine, si elle n’a pas besoin des Etats-Unis et du FMI, pourquoi donc irait-elle aujourd’hui leur solliciter quelques dollars ? Il faut juste que le président soit cohérent avec ses propres propos.
Il peut arriver au FMI d’accorder des crédits à des dictateurs, dans l’objectif de sauver les peuples qu’ils gouvernent, mais il n’y a pas eu de précédent où le FMI accorde un crédit à un pays qui n’a pas d’assemblée et encore moins d’aider un pays qui n’est pas appuyé par les Etats-Unis et ses premiers partenaires économiques (l’Europe dans notre cas).
Qu’a fait Kaïs Saïed en matière de lobbying pour appuyer son dossier auprès du FMI ? Rien à ce que l’on sache.
Rien que sur la forme, le dossier de nouveau crédit que s’apprête à présenter la Tunisie brille par sa légèreté et risque de se faire rejeter.
Sur le fond, l’histoire est éminemment plus complexe.
Depuis 2011, le FMI a accordé plusieurs crédits à la Tunisie sur la base d’un programme de réformes bien défini. Parmi les réformes sur lesquelles la Tunisie s’est fermement engagée, la réduction de la masse salariale de la fonction publique, la privatisation des entreprises publiques évoluant dans des secteurs concurrentiels, la réforme de la compensation, la réduction des impôts sur les entreprises afin d’encourager l’emploi, etc.
Combien parmi les réformes demandées par le FMI ont été exécutées ? Très peu… En clair, la Tunisie a reçu des financements sur la base de promesses qu’elle n’a pas tenues.
D’après les échos nous parvenant de Washington, la directrice générale du FMI la bulgare Kristalina Georgieva est beaucoup plus stricte que sa prédécesseure la française Christine Lagarde. Elle est moins sensible aux salamalecs, aux dattes et à l’huile d’olive, cadeaux que notre délégation offrait aux membres du FMI avant les réunions. Pour la Bulgare, les choses sont très simples et se résument en une phrase : « Honore tes engagements antérieurs d’abord, on vous accordera de nouveaux crédits ».
En clair, avec cette nouvelle donne, le gouvernement Bouden ne peut pas aller voir le FMI avec un nouveau plan de réformes, il doit aller avec un bilan de réalisations en bonne et due forme.
Quant aux réformes que le gouvernement entend entreprendre, il est bon de signaler qu’elles ne correspondent pas forcément aux critères du FMI. Ainsi, comment leur expliquer l’approche nouvelle du président Kaïs Saïed en matière d’entreprises citoyennes, l’évolution de l’esprit humain pour créer de nouvelles formes économiques ou encore que notre code du commerce n’est pas du coran… Le FMI est totalement imperméable à ces mesures exceptionnelles de Kaïs Saïed qui haranguent les foules en Tunisie…
Enfin, dernier point sur le fond, il est bon de rappeler que l’agence de notation américaine Moody’s a abaissé, le 14 octobre, la note souveraine de la Tunisie de B3 à Caa1, et a maintenu la perspective négative. Cette baisse de notation et ces perspectives négatives n’encouragent certainement pas le bailleur de fonds à offrir des crédits à la Tunisie, même si l’on convient que le FMI prend en considération plusieurs avis et pas uniquement celui de Moody’s.
Kaïs Saïed s’est moqué de Moody’s et il aurait pu être excusé, s’il avait d’autres appuis ou s’il s’attendait à de meilleures notations d’autres agences. Or, il n’en est rien.
Les Etats-Unis, l’Union européenne, la France ou encore l’Allemagne qui ont de l’influence sur le FMI regardent tous avec scepticisme cette Tunisie, sans assemblée, qui a tourné le dos à la démocratie et emprisonne les blogueurs, les journalistes et les hommes politiques. Tous ces pays ont demandé à Kaïs Saïed le retour de la démocratie dans le pays. Entendez par là, l’organisation de nouvelles élections et l’arrivée d’une assemblée. Bon à rappeler, il n’existe aucun pays au monde qui n’a pas d’assemblée.
Par ailleurs, et outre Moody’s, il y a de forts risques que l’agence Fitch abaisse, à son tour, la notation souveraine tunisienne, dès le mois de janvier 2022.
Tout cela étant dit, la question que les Tunisiens ont le droit de poser : est-ce une mauvaise ou une bonne chose pour eux que le FMI refuse ce crédit ?
Il y a deux types de crédits, ceux qu’on prend pour investir et ceux qu’on prend pour consommer.
Une fois alloué, ce crédit ira directement pour renflouer les caisses de l’État afin de payer les anciens crédits et d’équilibrer la balance des paiements.
Ce crédit qui sera payé par les générations futures, nos enfants, ne financera pas des projets d’avenir, de l’infrastructure, des routes, des échangeurs, des hôpitaux ou des écoles. C’est comme si un citoyen souscrit un crédit de consommation pour payer d’autres crédits de consommation.
Il ne servira pas non plus à financer les entreprises pour qu’elles puissent devenir compétitives à l’échelle internationale, recruter davantage et exporter davantage.
Ce crédit servira à payer des salaires fictifs, des fonctionnaires paresseux et des entreprises déficitaires. Il ne peut en aucun cas être une bonne chose pour les Tunisiens.
Ce crédit ne servira qu’à retarder notre déchéance et notre faillite. C’est comme si l’on donnait du paracétamol et de l’anti-inflammatoire à un cancéreux.
Ce qu’il faut à la Tunisie, c’est engager de suite les réformes nécessaires à son sauvetage. Ces réformes sont nécessaires et inévitables et on ne fait que les retarder depuis dix ans, voire davantage.
Pour vendre les entreprises publiques, vendables, et alléger la masse salariale de la fonction publique, la Tunisie n’a pas besoin de crédit du FMI, mais d’un homme politique courageux.
Pour encourager l’investissement du privé, le seul capable de créer de l’emploi et de la richesse, le gouvernement n’a pas besoin du crédit du FMI, il faut juste qu’il lève les freins à l’investissement, modernise et numérise son administration, s’attaque au commerce informel et cesse de diaboliser le capital et de considérer les riches comme étant des corrompus.
La recette du succès existe et elle est en nous, pas au FMI.
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