Et ce vendredi 14 mai, deuxième jour de l’Aïd El Fitr, d’aucuns parmi ces hirakistes et d’autres affichant la même détermination entendaient tenir leur promesse et se sont préparés en conséquence, sacrifiant les douceurs de la fête préférée des Algériens, les visites familiales et autres petites joies de l’Aïd pour aller s’époumoner sous le cagnard en battant le pavé.
Mais les autorités en ont décidé autrement. Ainsi, après l’interdiction désormais actée, du «mardi des étudiants», dont les manifs ont été empêchées à trois reprises, et après le dernier communiqué du ministère de l’Intérieur qui, dimanche dernier, avait prévenu qu’il n’y aurait plus de marche autorisée sans déclaration préalable, l’accueil réservé au hirak par les forces antiémeute était prévisible.
A Alger, le dispositif de police déployé était nettement plus important que celui des autres vendredis, comme nous le constaterons d’emblée aux abords de la place du 1er Mai, où une imposante armada de camions de police et de fourgons cellulaires a été mobilisée, dont des camions antiémeute équipés de canons à eau.
Le dispositif rappelait sensiblement un certain 22 Février 2019. Les forces de police investissaient les moindres interstices, bloquant toutes les issues. Des camions bleus étaient stationnés jusqu’à l’entrée de petites venelles pour parer à tout débordement. Ce même quadrillage était observé sur d’autres places fortes de la capitale.
Nous avons dû nous faufiler dans un entrelacs de petites ruelles reliant la rue Réda Houhou à Khelifa Boukhelfa pour parvenir à la mosquée Errahma. Il est 13h12.
La prière collective d’El Djoumouâa vient d’être levée. Mais contrairement aux autres vendredis, point de «Dawla madania, machi askaria» (Etat civil, non militaire) lancé en chœur par la masse des fidèles hirakistes dès la fin de l’office religieux. Nous gagnons rapidement la rue Didouche Mourad où une rangée de véhicules de police tenait l’artère névralgique en respect. Les hommes qui venaient de quitter la mosquée longent prudemment la rue, le tapis de prière jeté nonchalamment sur l’épaule.
Les riverains regagnent leurs pénates après quelques embrassades de circonstance. Une seule voix «ose» rompre ce silence pesant, celle d’une femme qui entonne des mots d’ordre du répertoire hirakiste, dont nous peinons à déchiffrer la teneur de là où nous étions. 13h20. Des cris jaillissent subitement, martelant «Dawla madania machi askaria !», lancés par de téméraires frondeurs.
C’était sur le tronçon compris entre le commissariat du 6e et le fleuriste de la place Audin. La police intervient immédiatement pour étouffer ces voix et disperser ce premier carré. Moins de cinq minutes plus tard, c’est un carré plus fourni qui se constitue, fort d’une centaine de manifestants, dont de nombreuses femmes, des jeunes, des personnes âgées… Les manifestants scandent de plus belle «Dawla madania, machi askaria !». De leur côté, les forces de l’ordre n’hésitent pas à bousculer les protestataires, les repoussant vers le trottoir pour libérer la chaussée. Un vieux lance à l’adresse d’un agent : «Vous êtes des lâches !»
Des jeunes entonnent sur un air gnawi : «Dirou wech edirou wa’Allah marana habssine !» (Quoi que vous fassiez, on ne s’arrêtera pas). 13h30. A peine le défilé arrivé à l’orée de la rue Abdelkrim Khettabi, un cordon de police lui barre furtivement l’accès à la Grande-Poste. La petite foule se rabat sur la rue Sergent Addoun quand un autre cordon de police se déploie avec fracas et se met à disperser violemment les manifestants. La tension est à son paroxysme sous un soleil cuisant.
Des cris fusent, la colère s’attise. Confusion. Ça court dans tous les sens. Une partie des manifestants fonce sur les escaliers de la rue des Frères Merouane ; certains empruntent la rue Arezki Hamani (ex-Charras). D’autres reculent en direction de la Fac centrale.
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A un moment donné, un cri strident déchire l’atmosphère : c’est notre consœur de Radio M, Kenza Khetto, qui venait d’être brutalement interpellée. Les journalistes Khaled Drareni, Mustapha Bastami et Djaâfar Khelloufi seront alpagués à leur tour avant d’être relâchés un peu plus tard.
Puis, ce sont plusieurs journalistes et photographes de presse qui subiront le même sort, dont nos collègues d’El Watan, les reporters photographes Souhil Baghdadi et Sami Kharoum. «Les photographes de l’AFP, El Watan, Horizon, Liberté, et les journalistes Kenza Khatto, Khaled Drareni, Djaâfar Khelloufi, Mustapha Bastami, interpellés.
Moi et 11 autres journalistes et photographes, forcés par la police à rester au boulevard Mohammed V. On est bloqués ici depuis plus d’une heure !» alertait notre consœur Lynda Abbou de Radio M. Actualisant son alerte, Lynda précisera : «Moi et les 11 confrères et consœurs libres de quitter le boulevard Mohammed V.»
Plus de 600 interpellations au niveau national
A 14h, il n’y avait plus que les éléments des services de sécurité sur la place Audin et quelques passants furtifs. Les forces de police bouclaient hermétiquement grands boulevards et petites voies, si bien qu’il ne nous a guère été possible de prendre le pouls du côté de Bab El Oued. Mais nous savons que la marche hebdomadaire qui devait démarrer de la place des Trois-Horloges a été là aussi violemment dispersée.
Pour revenir au journal, ce fut une véritable galère. Impression d’être une souris happée dans un labyrinthe. Et Alger ressemblait à une souricière géante où tout le monde devenait suspect.
L’une des images les plus marquantes qui nous a émus hier : en traversant la rue Hassiba Ben Bouali au milieu de ce dispositif étouffant, il y avait quelques grappes de familles en tenue joyeuse. Les enfants étaient tout mignons dans leurs habits de fête.
Et le contraste était violent entre ces images bon enfant qui rappelaient qu’on était tout de même en plein Aïd, et ce décor d’une ville assiégée. Nous passerons le reste de l’après-midi à faire le point sur les interpellations massives qui ont été opérées.
Parmi les personnes interpellées : le président du RCD, Mohcine Belabbas, ainsi que Athmane Mazouz, secrétaire national chargé de la communication au RCD. Ont été interpellés également Fethi Ghares, porte-parole du MDS, et son épouse, Messaouda Chaballah, ainsi que les cadres du parti Hassan Mebtouche et Ouahid Benhalla.
S’agissant des confrères embarqués, la grande majorité d’entre eux seront relâchés. A noter cependant que notre confrère Khaled Drareni a de nouveau été arrêté. Il était toujours injoignable en fin de journée.
Selon un bilan provisoire établi par Zaki Hannache à 16h, plus de 600 citoyens ont été interpellés hier à travers le territoire national, précisément dans 22 wilayas. A Alger, le même militant qui documente minutieusement toutes les arrestations a dénombré plus de 300 interpellations.