Cela fait cent jours que Kaïs Saïed a limogé le gouvernement et gelé les parlements. Quel est le bilan de ces cent jours ? Des hommes politiques jetés en prison et des paroles. Beaucoup de paroles. Beaucoup d’inquiétudes également.
Le 25 juillet 2021, le président de la République a décidé des mesures spectaculaires qui ont redonné espoir aux Tunisiens. Il était temps que l’on finisse avec une assemblée où les agressions verbales et physiques sont devenues monnaie courante et un gouvernement à la solde du parti islamiste Ennahdha, du parti controversé Qalb Tounes et de la coalition islamiste radicale Al Karama.
Cent jours après, l’espoir demeure encore puisque 72% des Tunisiens se disent optimistes quant à l’avenir du pays, d’après le dernier sondage d’Emrhod Consulting réalisé pour Business News et Attessia. Avec un taux de satisfaction de 79% et des intentions de vote de 82%, Kaïs Saïed est rassuré quant à ses bons choix. Il croit sincèrement que ce qu’il est fait est bon et qu’il est dans le droit chemin.
En dépit de ces taux de confiance élevés, il y a lieu de s’inquiéter et de modérer les ardeurs du président et de tous les optimistes qui le soutiennent. Les Tunisiens, et à leur tête Kaïs Saïed, ne semblent pas conscients de la gravité de la situation politique, économique et des libertés par laquelle passe le pays.
Sur le plan économique, les caisses sont vides et le bout du tunnel n’est pas visible. Le 6 octobre, la Banque centrale de Tunisie a diffusé un communiqué dans lequel elle tire un véritable signal d’alarme.
Reçu par le président de la République lundi dernier, Marouen Abassi, gouverneur de la Banque centrale a indiqué que les bailleurs de fonds internationaux, aussi bien au niveau bilatéral que dans le cadre des institutions financières, sont prêts à accéder aux demandes de la Tunisie à condition que la vision soit claire et que les objectifs soient déterminés et précis. Sauf que voilà, ni le président de la République, ni la cheffe du gouvernement n’ont donné leur vision et leurs objectifs. La seule chose concrète que l’on sait est que Kaïs Saïed invite à l’austérité et à réduire les importations superflues. Vagues propos qui envoient de mauvais signaux aux investisseurs.
Depuis sa nomination, le 29 septembre dernier, cette cheffe du gouvernement n’a accordé aucune interview à un média et les Tunisiens attendent encore qu’elle donne une allocution pour parler de son programme et de ses objectifs. Nonobstant le fait que la solution immédiate pour alimenter le budget de fonctionnement (on ne parle plus de budget d’investissement) passe, inévitablement, par la souscription de nouveaux crédits engageant les générations futures, la cheffe du gouvernement n’a toujours pas donné sa recette pour alimenter ses caisses vides.
La terre ne s’arrêtant pas de tourner depuis le 25 juillet, les analystes et les investisseurs observateurs de la Tunisie ont leur propre horloge, bien différente de celle de Kaïs Saïed. Ainsi, l’agence de notation internationale Moody’s a décidé, le 16 octobre dernier, de dégrader la note souveraine de la Tunisie. Dégradation aussitôt suivie par celle de quatre banques tunisiennes majeures. Cette information, considérée comme un séisme pour l’ensemble des observateurs économiques avisés, est recueillie avec moquerie et dédain par Kaïs Saïed qui parle de souveraineté nationale et de l’indépendance des décisions. Comment peut-on être souverain et indépendant quand on n’a pas de quoi payer ses échéances ? Ni Kaïs Saïed, ni Najla Bouden, sa cheffe du gouvernement, n’ont donné de réponse.
Depuis le 25 juillet, on navigue à l’aveuglette. A ce jour, mercredi 3 novembre 2021, on n’a toujours pas le projet de Loi de finances 2022. Même le document fuité a été démenti par le ministère des Finances. Un document qui, du reste, n’annonce rien de bon et va indéniablement plomber le pouvoir d’achat des Tunisiens et décourager encore davantage les investisseurs.
Des investisseurs qui ne supportent pas l’incertitude et bloquent, pour le moment, tout projet d’envergure en attendant de voir dans quelle direction les choses vont aller.
Pire, certains craignent cette chasse aux sorcières ambiante qui épingle tous les chefs d’entreprises, assimilés à des corrompus. Il y en a même qui croupissent en prison pour avoir conclu des marchés avec l’État, alors que l’on est encore au stade de l’instruction et que la solution extrême de l’incarcération n’a aucune raison d’être, à part satisfaire le populisme du président et de son « peuple ».
Sur le plan politique, la situation depuis le 25 juillet est aussi désastreuse que la situation économique. Aucune visibilité, depuis cent jours.
Les hommes politiques et les partis sont curieusement silencieux ou presque. A l’exception de quelques communiqués circonspects, il n’y a pas de levée de boucliers contre celui qui a piétiné la constitution.
L’attitude la plus curieuse reste celle des 217 députés gelés qui ne se sont même pas donné la peine de se déplacer à l’assemblée, lieu de leur gagne-pain, pour protester contre les décisions présidentielles.
Non seulement, les députés sont gelés, mais ils n’ont toujours pas de revenu et ont perdu toute couverture sociale. Situation fort embarrassante quand on voit, certains d’entre eux, à l’instar de Mustapha Ben Ahmed incapables d’honorer la facture de leur hospitalisation ou celle de leur conjoint, comme c’est le cas de Imed Khemiri.
Cent jours après, la Tunisie reste encore l’unique pays sur la planète sans assemblée. Kaïs Saïed reste aussi sans contre-pouvoir réel, à l’exception de quelques médias qui dénoncent cette situation.
Sur le plan des libertés, c’est le pompon depuis le 25 juillet. En cent jours, on ne compte plus les atteintes aux libertés exercées sur les Tunisiens, notamment les hommes politiques et quelques chefs d’entreprise.
Ainsi, Kaïs Saïed a décidé de son propre chef, et sans aucune décision judiciaire, d’interdire de voyage un bon nombre de personnes, dont les 217 députés. Curieusement, on a levé ces interdictions sans explication aucune.
De même, Kaïs Saïed a décidé d’assigner à résidence un certain nombre de personnes pendant plus d’un mois. Et, curieusement aussi, il a fait lever cette assignation, sans expliquer pourquoi elle a été mise en place ni pourquoi elle a été levée.
Mais là où le bât blesse, c’est que durant ces cent jours, on a mis en prison un certain nombre d’hommes politiques d’une manière bien abusive et injuste.
Ainsi le cas de Ameur Ayed, journaliste islamiste à Zitouna TV incarcéré depuis le 3 octobre pour avoir récité un poème critique à l’encontre du président de la République. La loi tunisienne est claire, pourtant, la diffamation (en supposant que c’en soit une) est punie d’une amende de deux mille dinars seulement et en aucun cas d’une peine privative de liberté. En sa qualité de civil, il n’avait pas, non plus, à être poursuivi par un tribunal militaire.
Les deux députés islamistes radicaux Seïf Eddine Makhlouf et Nidhal Saoudi sont également en prison, depuis le 21 septembre, dans l’affaire dite de l’aéroport. Or, dans cette affaire, les deux députés n’ont commis aucun acte qui justifie leur emprisonnement. Encore moins d’être poursuivis par une juridiction militaire. Seïf Eddine Makhlouf est poursuivi dans une multitude d’autres affaires, dont certaines méritent indéniablement la prison, comme le jour où il a agressé physiquement une députée devant les caméras ou encore celle où il a injurié un procureur, mais curieusement, on a choisi de l’arrêter pour une mauvaise affaire. Au risque de le transformer en victime de la politique répressive du président de la République.
Outre ces affaires flagrantes pendantes devant la juridiction militaire, on compte aujourd’hui dans les geôles de Kaïs Saïed, deux ministres et un bon nombre de hauts commis de l’Etat.
D’après leurs avocats, leurs dossiers seraient vides et ils n’ont rien fait de répréhensible, et certainement pas dérobé l’argent de l’Etat. Pourquoi alors ont-ils été incarcérés ? Les magistrats subissent beaucoup de pressions, nous disent plusieurs avocats. En tout état de cause, et à ce stade de l’instruction, on aurait pu éviter l’incarcération préventive à ces personnalités qui ont servi l’Etat. S’ils sont coupables de corruption, c’est à une cour de justice indépendante de le dire et c’est à elle de décider de leur emprisonnement.
Alors que les règles judiciaires basiques exigent que la prison soit l’exception et que la liberté soit la règle, il n’en est pas de même avec Kaïs Saïed qui présente ces arrestations comme des trophées de sa lutte contre la corruption.
Pour désigner ceux qui sont corrompus, le président de la République se documente sur les pages Facebook, y compris chez certains racketteurs. Ainsi, il est bon de rappeler que les secrets de l’instruction ont été bien violés dans le cas du ministre Mehdi Ben Gharbia. Alors que l’interrogatoire était en cours, on lisait des extraits de cet interrogatoire sur la page Facebook de celui-là même qui tentait de le racketter il y a quelques jours. Sous d’autres cieux, ce simple fait devait justifier le vice de forme et l’arrêt de toutes les procédures.
Sauf que Kaïs Saïed ne l’entend pas de cette oreille et continue à crier sur tous les toits qu’il lutte contre la corruption, tout en invitant le corps judiciaire à accélérer son rythme pour mettre en prison ceux qu’il désigne. Curieusement, aucun leader d’Ennahdha n’a été touché malgré toutes les casseroles qu’ils trainent.
S’il y a quelque chose de concret en ces cent jours du putsch de Kaïs Saïed, c’est bien cela. Une popularité indéniable, des caisses vides, une absence totale de visibilité, une chasse aux sorcières réelle, des opposants en prison, une opposition fantoche et un parlement inexistant.
Pour le moment, et durant ces cent jours, il n’y a pas encore de véritable cabale contre les magistrats et les médias, mais on ne se fait pas d’illusion à Tunis, leur tour viendra durant les cent prochains jours. A moins que, durant cette période, les Tunisiens se réveillent de leur torpeur et regardent en face la supercherie. Ce qui n’est pas impossible, car on imagine mal ces Tunisiens rester silencieux le jour où on leur annoncera une inflation à deux chiffres et une réduction de leurs revenus.
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