Malgré les déclarations faites durant sa campagne présidentielle, Joe Biden n’a pas vraiment infléchi sa politique saoudienne, ni même l’implication des États-Unis dans la guerre du Yémen. Le poids du complexe militaro-industriel comme l’emprise du prince héritier Mohamed Ben Salman sur le pouvoir sont autant d’obstacles à une révision des rapports avec Riyad.
Mohamed Ben Salman (MBS) est sans aucun doute un allié inquiétant et embarrassant de l’administration de Joe Biden. Certes, le président américain n’a pas attaqué personnellement le prince héritier d’Arabie saoudite et son dirigeant de facto, comme il l’a fait avec son homologue russe en le qualifiant de meurtrier. Mais pendant sa campagne électorale, il avait accusé le royaume de se comporter comme un «État voyou». À l’époque, l’espoir s’était levé de voir les États-Unis «punir» le prince sanguinaire, et intervenir de diverses manières pour l’isoler, limiter son pouvoir, et peut-être le remplacer le moment venu. Certains considèrent encore que cette tâche est dans l’agenda du président américain, même si elle a été reportée.
Mais la première déception est venue lorsque l’accusation contre MBS, par les services de renseignement américains, de responsabilité directe dans le meurtre brutal de Jamal Khashoggi n’a donné lieu à aucune action de l’administration Biden. La déception s’est accrue avec les informations faisant état d’une poursuite de l’implication majeure des États-Unis ces dernières semaines dans la gestion de la guerre au Yémen, et d’un soudain durcissement à l’égard d’Ansarullah (les houthistes), malgré le retrait du nom du mouvement de la liste des organisations terroristes par la nouvelle administration.
Cela contredit les espoirs de voir Washington mettre fin rapidement à la guerre au Yémen, et de répondre aux demandes humanitaires des Yéménites. Les analyses «optimistes» ont ignoré un ensemble de considérations structurelles et circonstancielles qui régissent les relations américano-saoudiennes, ainsi que la solidité de l’alliance entre les deux parties. Notamment le poids décisif des cartels de vente d’armes dans le processus d’élaboration de la politique étrangère de Washington à l’égard des dirigeants de Riyad, et la crainte de perturber les équilibres internes d’un allié sous le contrôle d’un groupe dirigé par MBS. Tout cela dans un contexte international où les changements dans l’équilibre des forces s’accélèrent, et où l’influence chinoise et russe s’infiltre dans les zones d’influence «exclusive» américaine.
Un cartel d’armes transpartisan
Selon le dernier rapport de l’Institut international d’études sur la paix de Stockholm publié le 15 mars 2021, les États-Unis restent en tête de la liste des exportateurs d’armes, avec 37 % de toutes les exportations mondiales, tandis que la Russie y contribue à hauteur de 20 %, la France à hauteur de 8,2 % et la Chine à hauteur de 5,2 %. L’Arabie saoudite fait partie des plus gros importateurs d’armes américaines depuis des décennies. Selon le même rapport, elle a été la première destination des ventes d’armes américaines entre 2016 et 2020, avec 24 % de toutes les exportations de Washington.
Certains peuvent attribuer le «saut qualitatif» des achats saoudiens à la volonté, sous le mandat de Donald Trump, de renforcer les liens avec le président américain. Mais les entreprises américaines qui produisent ces armes ne sont pas la propriété de Trump. Il s’agit de la composante la plus importante du cartel des armes qui, avec l’armée américaine, constitue le complexe militaro-industriel, l’un des éléments centraux de l’État profond américain. Ce cartel a des liens organiques avec les partis démocrate et républicain, ainsi qu’avec des personnalités clés de l’administration Biden.
Dans un article intitulé «L’influence puissante du complexe militaro-industriel sur la politique étrangère de Biden» publié sur le site Truthout, Jonathan King et Richard Kruschnik évoquent les liens intimes entre l’équipe de Biden et le complexe :
Le secrétaire d’État Antony Blinken était secrétaire adjoint et conseiller à la sécurité nationale sous Obama. Il était partisan de la guerre en Irak et d’une ligne dure contre la Chine. Après Obama, il a dirigé une société qui a conseillé les plus grandes entreprises d’armement, avec Michelle Floronois, secrétaire adjointe à la défense d’Obama, et Avril Haynes, l’actuelle directrice du renseignement national.
Le cartel de l’armement dépense des sommes colossales pour financer les lobbies au Congrès, et contribue aux campagnes électorales des candidats aux élections parlementaires et présidentielles, en échange de leur soutien à l’augmentation du budget militaire américain. Selon le rapport de la Commission électorale fédérale, des entreprises telles que Raytheon, United Technology et Lockheed Martin ont alloué l’équivalent de 127 millions de dollars (106 millions d’euros) par an au cours des douze dernières années pour financer des lobbyistes travaillant à leur profit au Congrès. King et Krushnik ajoutent que « les membres du Congrès et les sénateurs savent que des postes lucratifs dans l’industrie de la défense les attendent lorsqu’ils prendront leur retraite de législateur. » Le Project on Government Oversight estime qu’en 2018, 645 hauts fonctionnaires — principalement du Pentagone, de l’armée et du Capitole — ont été embauchés par l’un des vingt principaux entrepreneurs de la défense.
Les industries de l’armement sont l’un des secteurs les plus importants de l’économie américaine. Le chevauchement des intérêts des membres des institutions officielles avec ceux des entreprises du complexe militaro-industriel, ainsi que les forts liens historiques entre ce dernier et les dirigeants du royaume d’Arabie saoudite — l’un de ses meilleurs clients — sont autant de facteurs structurels décisifs pour toutes les administrations américaines. Sans oublier les liens étroits de certains de ses symboles avec ce complexe.
Des alliés traditionnels des États-Unis comme la Turquie n’ont pas hésité à acheter le système antiaérien S-400 à la Russie. Des partenaires plus récents, comme l’Inde, sont en passe de les imiter. Il est vrai que le souverain saoudien est dans une position plus faible que ces deux pays vis-à-vis de Washington. Mais les pressions exercées sur lui et la tentative de marginaliser MBS qui contrôle le pouvoir peuvent pousser le prince, de caractère obstiné, à des partenariats plus étroits avec les rivaux internationaux de l’Amérique Moscou et Pékin, qui le souhaitent.
À la recherche d’une légitimité intérieure
MBS a réussi un coup d’État de facto, grâce auquel il a pu écarter tous ses rivaux parmi les princes de la famille des Saoud, et changer la nature de son règne, en passant d’un système multipolaire avec plusieurs centres de pouvoir à un système centralisé, hiérarchisé et dirigé d’une main de fer. Toutes ses politiques agressives et imprudentes, comme la guerre au Yémen et l’escalade contre les pays voisins dans la région, visaient d’abord à obtenir une légitimité nationale à l’intérieur, comme prélude à la prise du pouvoir, puis à le monopoliser complètement. Tenter de marginaliser MBS ou de l’écarter n’est donc pas une tâche facile pour Washington, surtout avec la tendance progressive des États-Unis à se concentrer sur la confrontation avec la Chine. Et cette dernière — ainsi que la Russie — n’hésitera pas à exploiter toute crise dans les relations saoudo-américaines pour développer des partenariats dans divers domaines avec Riyad. Il est donc probable que Washington continuera à traiter avec le gênant MBS, selon la formule historique bien connue qui résume les relations des États-Unis avec ses alliés du Sud : «Ce sont des salauds, mais ce sont nos salauds !»
Orientxxi.info