Professeur à la faculté des sciences de l’information et de la communication d’Alger et auteur de plusieurs articles scientifiques et d’ouvrages, Redouane Boudjemaa s’exprime sur la situation du champ audiovisuel national et les conséquences du verrouillage des chaînes publiques et privées.
Ces télévisions ont, pour l’essentiel, raté l’objectif au nom duquel elles avaient été tolérées à l’origine par les pouvoirs publics. En effet, il fallait capter efficacement le public algérien pour empêcher autant que possible l’influence des chaînes satellitaires, qui ont joué un rôle actif dans les événements en Tunisie, en Egypte, au Yémen, en Syrie et en Libye.
Rappelons au passage que ces chaînes TV offshore ont servi de relais de communication pour la campagne du 4e mandat de Abdelaziz Bouteflika et qu’elles étaient toutes insérées dans le dispositif mobilisé pour le 5e mandat. Le 22 février 2019, quand des dizaines de milliers d’Algériennes et d’Algériens sont sortis dans les rues des grandes villes pour exprimer le sentiment général, ces chaînes étaient toutes en stand-by, ne sachant pas s’il fallait ou non couvrir cet événement et dans quel sens le présenter.
Donc, évoquer sur le plan professionnel ces chaînes de télévision offshore, c’est poser la problématique de tout le système médiatique construit sur la rente, la propagande et la manipulation de l’information. Ce système a atteint ses limites en montrant sa totale rupture avec l’opinion. Ce constat n’est pas anodin, car ce système médiatique de ce seul fait menace la sécurité nationale.
L’opinion publique nationale reste toujours branchée sur les médias audiovisuels internationaux. Pourquoi, selon vous, les chaînes algériennes, publiques et privées, font-elles fuir un public auquel elles sont censées s’adresser ?
Le fond du problème est bien celui de la crédibilité de ces médias. Ces chaînes diffusent des informations non sourcées et ressassent mécaniquement un discours univoque, en décalage complet avec une réalité radicalement modifiée par les technologies de l’information et les réseaux sociaux.
Ces chaînes invitent toujours les mêmes figures qui reproduisent sans talent ni originalité un discours identique. Les opinions qui s’éloignent de la défense du statu quo sont systématiquement exclues de ces plateaux. Résultat : le public zappe ces chaînes et se connecte sur les réseaux sociaux ou les médias étrangers.
Cette situation est lourde de risques politiques et porte évidemment atteinte à la sécurité nationale et à la cohésion sociale. L’apathie des pouvoirs publics face à cette faillite contribue au délitement d’instruments importants pour la défense des intérêts supérieurs du pays. Il est clair que si rien n’est fait pour corriger ce dysfonctionnement structurel, ces appareils médiatiques joueront un rôle de plus en plus contre-productif…
Ceux qui se souviennent du début des années 1990 se rappellent encore la qualité des débats ouverts à toutes les sensibilités politiques à l’époque. Pourquoi cette expérience ne s’est pas reproduite avec le hirak ?
En 1990, il existait la volonté politique d’un gouvernement qui souhaitait mener une transition organisée vers l’économie de marché et vers un système politique réellement pluraliste. Les médias faisaient évidemment partie de cette stratégie. Mais cette volonté s’est heurtée à de puissantes résistances au sein du système.
Cette tentative de sortie de crise et de modernisation a été avortée. En échange, l’Algérie a eu droit à un transfert du monopole public vers un secteur privé «bazariste» et un travestissement de la transition démocratique par le maintien d’un système sans pluralisme, toujours aussi fermé mais avec plusieurs partis. Plutôt que d’utiliser le hirak pour libérer les médias, on assiste à l’inverse à l’instauration d’un contrôle coercitif sans précédent.
Le problème à l’ère du numérique est que cette fermeture médiatique n’est d’aucune efficacité. De fait, la chape de plomb est bel et bien une menace en tant qu’elle ; elle affaiblit les voix du pays dans un contexte global caractérisé par les affrontements de puissances par médias interposés.
Le verrouillage des médias publics, notamment, n’est-il pas préjudiciable à l’image du pays ?
Un vrai gâchis ! C’est le terme adéquat pour qualifier une synthèse et tirer le bilan de la (non)-performance des médias publics. Que dire d’autre s’agissant de titres de la presse publique aux budgets astronomiques, que personne ne lit ? Que penser de cette télévision publique qui dispose de 4000 salariés et qui continue de recruter ? Cette télévision emploie plus de 800 journalistes, dont beaucoup sont payés à ne rien faire, avec un budget annuel avoisinant celui des grandes chaînes d’information internationales.
Nous disposons d’une radio internationale qui diffuse sur FM dans le monde du numérique et de la remédiation entre nouveaux et anciens médias. Je ne parle même pas des radios locales vouées à l’éloge des walis et des chefs de daïra… Faut-il rappeler que dans le monde d’aujourd’hui, des chaînes de télévision et de radio investissent sur les applications numériques pour être suivis partout sur les smartphones ?
Ce monde très actuel est caractérisé par des chaînes de télévision et de radio publiques ouvertes sur toute la multiplicité des opinions dans des milieux très divers, car ces médias contribuent au fonctionnement apaisé de leurs sociétés. Pour ce qui est de la communication internationale, la majorité des Etats disposent de chaînes de télévision et de radio internationales, en tant que support de leurs actions diplomatiques.http://ww.elwatan.com
Où se situe l’Algérie dans ce monde ? L’Algérie, pays-continent, ne possède pas de chaîne de télévision internationale, ni en arabe, ni en français, ni en anglais, ni en espagnol. Pourtant, il ne fait aucun doute que le plus grand pays d’Afrique a besoin de supports de communication internationale au Maghreb, en Afrique, dans le monde arabe, en Europe, en Amérique du Nord et latine.
Ce constat de carence est celui de l’échec de la politique de communication et de la politique diplomatique. Echec que l’on mesure quand on rappelle que l’Algérie de Bandung a réussi avec quelques dizaines de journalistes, avec de petits supports de communication, alors que l’Algérie de 2021 échoue malgré des milliers de journalistes et des centaines d’appareils médiatiques anesthésiés par les manipulations et les milliards de la rente.
De graves dérives sont enregistrées depuis des années : des chaînes de télévision privées versent dans le racisme contre les réfugiés subsahariens, diffusent des contenus haineux contre les opposants au système Bouteflika, discriminent les femmes, et j’en passe.
Des plateaux vecteurs de haine. Ces chaînes, en majorité, se sont spécialisées dans la diffusion des fake news et d’informations non sourcées. Ainsi, depuis le début du hirak et à titre d’illustration, nous avons eu droit au soi disant «coma profond» de Bouteflika, que l’on voit pourtant le jour suivant déposer sa démission…
Cette régression effarante a contaminé la télévision publique, qui a adopté le langage des mouches électroniques. N’oublions pas, en effet, que l’attaque abjecte contre le moudjahid Lakhdar Bouregaa a été initiée sur les réseaux sociaux avant sa reprise par les chaînes de télé privées et publiques.
Pour ce qui du rôle de l’ARAV, vous me donnez l’occasion de vous confier des éléments peu connus. Le jour de l’installation de l’ARAV à la fin du mois de juin 2016, par le Premier ministre Abdelmalek Sellal, mon directeur de thèse, feu Zahir Ihadaden, membre de l’ARAV, a pris la parole pour demander, entre autres propositions, d’ouvrir la télévision publique au débat contradictoire et à l’opposition politique.
La réponse du Premier ministre a été conforme à celle des responsables des médias publics de l’époque : «Comment ouvrir la télévision d’Etat à des personnes qui nous critiquent ?» Cette réponse résume l’état d’esprit de personnels d’autorité qui ne font pas de différence entre Etat et pouvoir, entre information et communication, entre individus et institutions.
Le regretté professeur Ihadaden revint à la charge peu après pour exiger du président de l’ARAV de l’époque d’user des prérogatives de l’Autorité pour appliquer la loi et réguler le champ audiovisuel, loin de la gestion administrative du ministère. Cette démarche a rencontré une fin de non-recevoir en dépit du fait que Abdelmalek Sellal avait pourtant claironné, le jour même de l’installation de cette structure, l’application rigoureuse de la loi. Cette situation avait contraint Zahir Ihadaden à déposer sa démission. Rien de cela n’a été rendu public, d’autant que le pouvoir préparait alors les élections législatives.
L’ARAV a connu quatre présidents depuis Miloud Chorfi, la loi sur l’audiovisuel existe depuis plus de sept ans : force est de constater qu’il n’y a eu ni régulation ni application de la loi. Le problème de l’ARAV est celui de l’absence de volonté politique, on ne peut parler de régulation s’il n’y a pas consécration des libertés et de la liberté de la presse.
La régulation est la raison d’être d’un Etat, celle des médias est une affaire de toute la société, pas uniquement des pouvoirs publics. La régulation est la matérialisation par les textes et leur application d’une éthique et d’une politique inhérente à la philosophie de la démocratie, du droit et des libertés. Le cœur de cette philosophie est la reddition de comptes par les responsables et le droit de la société à demander des comptes. Peut-on rendre ou demander des comptes dans un système qui refuse l’émergence d’une société ouverte ?