L’argumentaire autour du détournement du hirak tient-il la route ? Les islamistes sont-ils en train de s’emparer de la rue algérienne ? Le hirak est-il miné ? Pour répondre à ces interrogations, nous avons donné la parole à des experts : un sociologue et un politologue ayant suivi ce mouvement sur le terrain depuis sa naissance, en 2019, jusqu’à aujourd’hui.
Le hirak est infiltré», «Des forces réactionnaires s’emparent du mouvement» et «Des chauves-souris»… Depuis la reprise des marches du mouvement populaire, les 16 et 22 février derniers, après plus de dix mois de suspension volontaire en raison de la crise sanitaire, l’opinion publique a assisté à une véritable levée de boucliers de la part des responsables au pouvoir et leurs relais à différents niveaux. En ordre de bataille et avec un seul mot d’ordre : casser du hirak.
Pour cela, tous les moyens sont bons, y compris le fait de jeter l’opprobre sur des citoyens dont le seul tort est de s’opposer à la feuille de route proposée. Surpris par l’acte II du mouvement populaire qu’ils croyaient «fini», les tenants du pouvoir et leurs soutiens agitent, depuis quelques semaines, l’épouvantail de «l’islamisme et du terrorisme», en prenant pour preuve des «slogans jugés extrémistes».
Ont-ils raison ? L’argumentaire autour du détournement du hirak tient-il la route ? Les islamistes sont-ils en train de s’emparer de la rue algérienne ? Le hirak est-il miné ? Pour répondre à ces interrogations, nous avons donné la parole à des experts : un sociologue et un politologue ayant suivi ce mouvement sur le terrain depuis sa naissance, en 2019, jusqu’à aujourd’hui.
Ils n’appuient pas ces thèses. «En fait, la reprise du hirak à l’occasion de son deuxième anniversaire a surpris tout le monde, et le pouvoir et la population. Il se découvre aussi déterminé qu’il y a deux ans. Alors qu’on commençait à avoir le spleen, voilà que ce mouvement salutaire resurgit et rugit malgré les contraintes imposées par la pandémie», note le politologue Mohamed Hennad. Selon lui, il est tout à fait normal de voir le mouvement traversé par différents courants présents dans la société.
«Une force diffuse et désintéressée»
«Evidemment, l’on peut trouver divers courants, qui essayent d’exploiter le hirak pour leur cause, y compris les services de sécurité du régime. Mais ce mouvement populaire est trop fort pour se prêter à toute manipulation. Il faut se rendre à l’évidence que ce mouvement, s’inscrivant dans la durée, est une force sociopolitique redoutable, diffuse et désintéressée. Il est l’expression d’une volonté générale appelant à l’établissement de règles pour une pratique politique qui soit en phase avec les normes de notre temps», souligne-t-il. Mohamed Hennad affiche cependant son étonnement devant l’attitude du régime face à ce mouvement qui demeure pacifique.
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«Il est hallucinant, tout de même, de voir le hirak devenir, aux yeux du pouvoir, par la voix de son ministre de la Communication, un ‘‘résidu antinational constitué d’organisations réactionnaires ou séparatistes, aux ramifications internationales’’, entendre les islamistes et la Kabylie. Ce n’est plus donc la ‘‘Journée nationale de la fraternité et de la cohésion entre le peuple et son armée pour la démocratie’’, décrétée à l’occasion de la célébration du deuxième anniversaire du hirak le 22 février dernier !» ajoute-t-il, précisant que le pouvoir est dérangé beaucoup plus par «ce nouveau slogan brandi par des hirakistes contre les services de sécurité, dont certains agents ont fait subir des supplices à leurs frères prisonniers politiques».
«Une période de gestation»
Pour le sociologue Nacer Djabi, «le hirak, qui revient en force, réalise un véritable saut qualitatif». «Les marches reviennent en force. La mobilisation est au rendez-vous, malgré la crainte de la pandémie. Il y a eu un changement sociologique du hirak par rapport à ce que nous avons connu à son début. Il est devenu populaire avec le rôle des quartiers et des jeunes. Nous avons constaté l’absence des familles et des classes moyennes pour des raisons objectives qui sont la peur de la Covid-19 et de la répression», analyse-t-il.
Selon lui, malgré l’interruption des marches pendant près d’une année, le mouvement populaire s’est poursuivi sur l’espace virtuel et au sein de la diaspora, devenue un acteur important du hirak. «Cela a permis aux différents courants et dynamiques du hirak de se connaître davantage. Aujourd’hui, il y a une certaine maturité et une accumulation de l’expérience au sein du mouvement qu’il faut valoriser et rentabiliser. Il faut profiter de tout cela et le transformer en programme et en organisation», préconise-t-il.
Les polémiques actuelles, ajoute-t-il, sont ordinaires dans un mouvement de masse. «Nous sommes dans une étape de gestation du hirak. Cette période est difficile, car des parties, surtout le pouvoir, tentent de semer la division. Il est important de savoir gérer cette période, durant laquelle sont apparus des slogans qui ne font pas consensus… Mais il faut savoir que le hirak est pluriel et il doit rester comme tel. C’est la diversité qui fait sa force et il faut l’encourager», précise-t-il.
Pour Nacer Djabi, le plus important est la position du pouvoir. «La balle est dans son camp. Le mouvement est une force de pression qui compte ce qu’il y a de meilleur dans société. Il constitue une occasion en or pour le pouvoir s’il veut solutionner durablement la crise», indique-t-il.
Mais, regrette-t-il, «le pouvoir ne veut pas tirer les leçons de ses précédents échecs». «Il compte reproduire l’expérience malheureuse de 1997 avec une société civile sans ancrage, tout en étouffant les partis existants qui sont déjà faibles. Il risque ainsi de créer un vide sidéral dans la société, à travers la malédiction des élections qui débouchent toujours sur des institutions illégitimes qui ne proposent rien.»