De plus en plus de voix se sont élevées après les dernières marches qui ont marqué le grand retour du hirak pour se démarquer de certains chants et slogans martelés au cours de ces manifs, et qui sont jugés contraires à l’esprit de la «Silmiya». De nombreux militants et activistes appellent ainsi à repenser le répertoire des mots d’ordre du hirak et à proposer une alternative.
Alors que le hirak a marqué son grand retour à la faveur des marches du lundi 22 février et du vendredi 26 février 2021, de plus en plus de voix s’élèvent pour appeler à un véritable travail introspectif sur le mouvement, en exhortant notamment les hirakistes à faire leur autocritique et à réexaminer leurs mots d’ordre.
Sur les réseaux sociaux, de nombreux militants et activistes sont ainsi montés au créneau pour dénoncer certains chants et slogans martelés au cours des dernières manifs, et qui sont jugés contraires à l’esprit de la «Silmiya». Parmi ces voix, celle du professeur Réda Deghbar, spécialiste en droit constitutionnel qui jouit d’une large audience, et qui, dans une vidéo postée au lendemain de la marche de vendredi dernier, a sévèrement critiqué certains slogans.
Il s’est notamment appesanti sur ce refrain : «Moukhabarate irhabia, tassqot el mafia el askaria !» (Les Services sont des terroristes, à bas la mafia militaire). Réda Deghbar estime qu’il y a aujourd’hui « une contre-révolution qui veut faire avorter le hirak de l’intérieur». « Lorsque le hirak est sorti le 22 février 2019, ses revendications étaient purement politiques (…) Le peuple algérien scandait des slogans qui appelaient à l’édification d’un Etat basé sur des institutions, qui revendiquaient l’indépendance totale de la justice…», observe le juriste.
Et de faire part de sa déception à l’issue des deux dernières marches : « Comme beaucoup d’Algériens, je suis terrifié par les slogans qui sont scandés dans le hirak. Nous sommes passés de l’exigence du changement du système à la revendication de la chute du régime. Nous demandions l’activation des articles 7 et 8 et l’édification de l’Etat des institutions, et nous en sommes (aujourd’hui) arrivés à qualifier les services de renseignement d’organisation terroriste. Nous sommes passés de la revendication d’un Etat de droit à l’accablement des forces de police, traitées de forces coloniales.»
Le professeur Deghbar en est convaincu : ces slogans, suggère-t-il, sont loin d’être aussi « spontanés» que l’on pourrait le croire. Il gage qu’ils ont été écrits, travaillés avec soin, répétés, via certaines pages Facebook « qui ont toutes le même administrateur ». Les parties émettrices de ces mots d’ordre sont celles-là mêmes « qui nous disaient : vous pouvez vous accrocher avec la police, mais de façon pacifique», accuse Reda Deghbar.
On comprend aisément que le constitutionnaliste fait allusion à Larbi Zitout, le sulfureux prédicateur qui enflamme les foules depuis son exil londonien, et que Boukrouh a qualifié de « Goebbels de l’islamisme terroriste». Le juriste considère que ces glissements sémantiques sont de nature à « faire perdre à cette lutte son caractère pacifique et politique ». M. Deghbar n’occulte pas pour autant les bavures des « Services» et exige de poursuivre les coupables des sévices infligés à l’étudiant Walid Nekkiche et à d’autres activistes, et à les traduire devant la justice.
Ces mots d’ordre jugés trop véhéments, voire «extrémistes», ont même poussé certains de nos concitoyens à prendre leurs distances avec le hirak. C’est le sentiment exprimé par Amel, architecte, qui s’est fendue de ce message sur les réseaux sociaux : «Pourquoi ceux qui continuent le hirak ne se posent pas la question (sur les raisons) de la défection de millions d’Algériens qui ne sortent plus ? Cette défection est-elle due à la satisfaction de cette majorité silencieuse du gouvernement actuel ? Ne serait-ce pas plutôt du fait de mots d’ordre qui ne font plus l’unanimité ?» interroge l’architecte, avant de souligner : «Si le hirak veut continuer à être un moyen de pression sur les gouvernants pour qu’ils répondent aux aspirations populaires, il lui faut revenir à des revendications plus consensuelles.
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Il lui faut cesser d’attaquer exclusivement l’armée, innocentant par là même les civils qui ont conduit les politiques économiques des dernières années, même si certains généraux en ont profité pour faire de bonnes affaires. Croire que l’armée détient toute l’autorité sur tous les appareils d’Etat ne tient pas la route. Elle est certainement un élément important dans certains choix stratégiques, mais les civils ont largement la main dans tous les domaines qui régissent notre quotidien : économie, santé, éducation…»
Police politique
D’autres analyses estiment que les slogans entonnés ne sont pas dirigés contre les institutions de l’Etat, mais visent très spécifiquement la police politique. «Demander aux ‘‘moukhabarate’’ de ne pas se mêler de la vie politique, des médias et du jeu démocratique, ce n’est pas vouloir le démantèlement des services secrets ou de l’ANP !» décrypte dans une publication Abdallah Benadouda, fondateur de RCI, la décapante «Radio Corona Internationale», et observateur avisé du hirak.
Et de faire remarquer : «Et sinon, à quel moment on va parler de la police politique ? De son rôle d’élément de blocage de l’économie, de l’administration, de sa présence inutile dans tous les rouages de l’Etat, de sa gestion corrompue de la manne publicitaire de l’ANEP et sa participation active à l’échec de l’aventure intellectuelle née après le 5 Octobre 1988. Sans parler évidemment de la répression, des emprisonnements et autres cas de tortures (Ali Yahia Abdennour et Walid Nekkiche, entre autres, en témoignent). Est-il possible d’en parler sans être accusé de vouloir ‘‘détruire l’ANP’’ ?» Un opposant pragmatique relativise. «Un hirak homogène est une utopie. Si j’avais tenu compte de la qualité des slogans, je ne serais jamais sorti. Alors, s’il vous plaît, cette guéguerre qui oppose les uns aux autres est la contre-révolution par excellence», relève-t-il dans un commentaire. Dans son esprit, les choses sont claires : «Tant que les marches sont pacifiques, je marcherai, point barre !» tranche-t-il.
Cette question des mots d’ordre et des revendications du hirak a remis sur le tapis la problématique de l’organisation du mouvement. D’aucuns croient dur comme fer que sa structuration permettra justement d’harmoniser le répertoire des chants et slogans du hirak et de l’alimenter plus efficacement en «éléments de langage réfléchis».
L’artiste Adila Bendimerad, à qui l’on doit les fameux Débats du Lundi, sur les marches du TNA, écrivait le 21 février dernier, la veille du grand retour du hirak : «Alors demain ? Ça sera quoi les slogans ? Les mêmes ? Les mêmes qu’il y a deux ans ? Nos partis politiques de l’opposition ont-ils quelque chose à nous proposer, quelques slogans ciblés, efficaces, qui font avancer les choses, qui ouvrent de réelles perspectives pour le quotidien des gens, des travailleurs ?»
Elle confie dans la foulée : «J’écris ça, car je suis sans voix face à tous les militants de partis politiques et de la société civile qui ne cessent au téléphone et lors de conversations privées de me dire : ‘‘Oh les slogans sont trop radicaux et n’évoluent pas. On stagne. Il faut maintenant qu’on fasse de la realpolitik, nous sommes tous bloqués’’… Pourtant, leurs publications et déclarations disent le contraire.
Car en public, on a peur d’être lynché par les bien-pensants du hirak, de ne plus avoir beaucoup de like. On préfère appauvrir la pensée, caresser dans le sens du poil, (…) juste pour être liké ou lové.» Poursuivant son constat lucide, Adila Bendimerad note : «Ce Président, nous ne l’avons pas eu juste parce qu’on nous l’a imposé. On l’a eu, car nous avons échoué à construire une alternative.» Et de conclure : «Tout ce que je peux souhaiter pour ce deuxième anniversaire du hirak, c’est qu’on bouge, net’harkou, qu’on remue la pensée, qu’on enrichisse le débat, qu’on cible les attaques pour faire avancer ce quotidien de plus en plus ardu, qu’on essaie de rendre nos vies meilleures, qu’on travaille, qu’on crée de nouveaux partis politiques, de nouvelles associations, de nouveaux projets, de nouvelles entreprises, qu’on se remue, et qu’on remue ce pays paralysé par nous tous.»