Nous vivons encore au rythme du triste ping-pong entre le président de la République et le chef du gouvernement concernant le remaniement ministériel. Le dernier épisode de ce feuilleton est la missive adressée par le roi de Carthage au régent de Tunisie.
Cette missive, ainsi que la série de limogeages qui l’ont provoquée sont l’expression d’une hypocrisie criarde de la part des deux têtes de l’exécutif. Il s’agit de preuves, s’il en fallait, que la bataille est entre Kaïs Saïed d’un côté, et Hichem Mechichi et son « coussin » politique de l’autre. L’un veut la tête de Mechichi tout en s’attribuant des prérogatives qui ne sont pas les siennes, les autres veulent garder le pouvoir et la mainmise sur les rouages du pays, à travers un chef du gouvernement qui s’est montré plutôt docile.
Le président de la République s’est posé en protecteur de la Constitution et en tant que seul véritable interprète. Un rôle qu’aucun texte ni aucune disposition ne prévoit. Protéger la Constitution est une chose, l’interpréter à la sauce politique et lui faire dire ce qu’elle ne dit pas en est une autre. Parmi les choses que Kaïs Saïed reproche à son chef du gouvernement est l’absence de la femme dans ce remaniement. Il invoque ainsi l’article 46 de la Constitution. Toutefois, l’absence de représentation de la femme ne semblait pas gêner le président lors du gouvernement Fakhfakh, qui était composée de six femmes et de 26 hommes. Le premier gouvernement de Mechichi lui semblait également satisfaisant de ce point de vue avec huit femmes et vingt hommes. N’oublions pas que le même président avait déclaré que l’égalité dans l’héritage entre hommes et femmes était contraire à la chariâa. Le cabinet de Kaïs Saïed compte dix-neuf personnes dont seulement quatre femmes ! Devrions-nous croire à une soudaine prise de conscience du manque de représentation de la femme qui coïnciderait si opportunément avec un reproche adressé au chef du gouvernement ?
Kaïs Saïed s’est également posé en objecteur de conscience puisqu’il n’hésite pas à interroger les consciences des ministres proposés en leur rappelant les affres de l’enfer si jamais ils se parjurent en prêtant serment. Il l’a dit et répété, jamais une personne soupçonnée de corruption et qui ne montrerait pas patte blanche au président ne serait acceptée à des postes si importants. Pourtant, sa cheffe de cabinet, qui s’est apparemment remise de l’attentat à l’enveloppe vide, fait l’objet de poursuites judiciaires pour diffamation. Elle aurait accusé à tort l’une de ses collègues d’avoir plagié son travail universitaire portant ainsi atteinte à son intégrité. Nadia Akacha avait été convoquée devant le tribunal le 28 octobre dernier pour s’expliquer. Cela ne dérange-t-il pas notre président qui semble si à cheval sur les principes d’honnêteté et d’intégrité ? Si nous procédions comme lui, nous aurions déjà établi la culpabilité de Nadia Akacha et demandé à ce qu’elle quitte son poste. Mais heureusement que la présomption d’innocence existe. Mais il parait clair que le président, dans sa bataille avec le chef du gouvernement qu’il a choisi, a brandi l’arme de la lutte contre la corruption. Une arme très commode quand on est partie, juge et président.
Mais le camp d’en face n’est pas en manque non plus. En ces temps de bipolarisation où l’on privilégie le jugement et le préjugé à la réflexion et à l’analyse, il reste possible de ne se ranger ni du côté de Saïed, ni du côté de Mechichi et les partis qui le soutiennent.
A la Kasbah, on s’est soudainement rendu compte que onze ministres, choisis en août, étaient devenus inefficaces en janvier. Si ce n’était un minimum de correction, on n’hésiterait pas à les qualifier de boulets à la Kasbah ! En réalité, il s’agit, en grande majorité, des ministres du président, et ce dernier supporte très mal leur éviction. Celle du ministre de l’Intérieur, Taoufik Charfeddine, était le déclencheur de tout ce drame et c’est à ce moment-là que Kaïs Saïed a juré d’avoir la tête de Hichem Mechichi.
Il faut avouer que les choses n’ont pas été managées avec la finesse nécessaire. Nabil Karoui n’aurait jamais dû dire, peu avant le vote de confiance, que sept ministres étaient déjà sur la sellette. Ceci a eu le don de déclencher l’ire du président de la République qui avait déclaré qu’il ne serait pas censé de procéder à un remaniement dans les mois qui viennent. Mais pour les partis qui soutiennent le gouvernement, il fallait au plus vite mettre un terme à l’influence du président et il fallait, quoi qu’il en coûte, procéder à ce remaniement. C’est pour cela, d’ailleurs, que le chef du gouvernement et ses nombreux porte-paroles dans les partis ont sorti la supercherie de l’évaluation supposée du travail de ces ministres. Une évaluation qui aurait, selon la version gouvernementale, permis de mettre en relief des manquements justifiant leur limogeage. Quels ont été les critères de cette évaluation ? Quels pourraient être, par exemple, les indicateurs de réussite ou d’échec de l’ancienne ministre des Domaines de l’Etat et des Affaires foncières, Leila Jaffel, outre sa proximité avec Kais Saïed ? Personne ne le sait. Les représentants des partis auront beau s’égosiller mais aucun d’eux n’a participé au moindre début d’évaluation. Pourquoi limogerait-on le ministre de la Santé, Faouzi Mahdi, pour ensuite se convaincre de son utilité et le maintenir en poste si ce n’est l’impossibilité de combattre le virus avec un ministre par intérim ?
De part et d’autre de ce combat de coqs au sommet de l’Etat, l’hypocrisie est équitablement partagée. La lutte sans merci va se poursuivre entre les différents protagonistes. Aujourd’hui, on évoque la constitution et la lutte contre la corruption, demain ce seront d’autres prétextes, mais le résultat sera le même. Entre temps, la Tunisie réalise ses pires résultats économiques depuis l’indépendance, dans l’indifférence générale.
Chroniqueur : Marouen Achouri